Disparition d’Eduardo Lourenço, penseur majeur de l’identité portugaise
L’essayiste portugais Eduardo Lourenço vient de mourir à l’âge de 97 ans. Grand spécialiste de l’écrivain Fernando Pessoa, à qui il a consacré de nombreux livres de référence, il était l’une des plus brillantes figures intellectuelles son pays. Parfois surnommé l’« Edgar Morin portugais », il a été aussi comparé à Jorge Luis Borges. Philosophe de formation, Lourenço, a notamment publié une Mythologie de la Saudade (Chandeigne, 1997 ; 4e éd., 2019), où la saudade, un mot portugais intraduisible décrivant un sentiment à mi-chemin de la nostalgie et de la mélancolie, devient le fil d’Ariane de toute la littérature et de l’histoire de son pays.
Son éditeur et ami Michel Chandeigne lui rend hommage et nous offre un beau texte inédit de ce philosophe poète.
[...]Le texte suivant, révélateur de son style et de son champ de pensée, est un extrait inédit de son journal. À l’époque de sa rédaction, en 1983, Eduardo Lourenço était âgé de 60 ans :
« Ce n’est qu’à l’heure de notre crépuscule que nous découvrons, enfin, que nous avons été au paradis et que nous allons le perdre. Nous n’avons pas été surpris d’être accueillis par un soleil qui nous attendait depuis des milliards d’années, par la fraîcheur des rivières et des prés, par le doux silence des forêts ; nous n’avons même pas reconnu l’arbre de la vie planté au beau milieu de la création.
Maintenant que je me tourne vers le côté sans ombre, je reconnais mieux le torrent de lumière qui inonde mon dos et nimbe le souvenir de chacun de mes pas sur la terre battue ou l’asphalte de la nuit. En ce passé évoqué comme une mort s’égouttent les sources ténues de l’enfance, plus évanouies encore par ma faute. Parce que je n’ai rencontré personne pour me dire que je vivais au milieu du paradis, entouré d’anges aussi visibles que des poteaux télégraphiques, et incapable de trouver le mot qui aurait pu nous rendre semblables à la face de Dieu qu’ils me cachaient pour m’aider à vivre.
C’était donc là le misérable secret qui m’avait occupé au long de tant de nuits de veille stérile, causé tant de fatigue à la recherche de ce que je n’avais jamais perdu ? J’étais au paradis, je suis au paradis, autrefois, maintenant, mais pas pour toujours. Mon paradis est cloué de l’extérieur, comme un cercueil, ouvert sur le néant comme une falaise sur l’abîme. »
Vence, septembre 1983
Traduction de M. Chandeigne
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