«Un professeur de lettres modernes du lycée Romain Rolland de Goussainville a tenu à nous faire part de la lettre qu’il avait écrite à ses élèves aux lendemains des attentats perpétrés ce vendredi 13 novembre à Paris et Saint-Denis.»
18 novembre 2015
Chers élèves,
Aujourd’hui, nous nous sentons tous meurtris par les terribles attentats perpétrés à Paris et à Saint-Denis le vendredi 13 novembre. Lorsque j’ai vu les images, écouté les témoignages de rescapés, pris connaissance du bilan de cette abominable boucherie, je n’ai pu m’empêcher de songer à vous, d’imaginer les questions qui surgiraient dans vos esprits et auxquelles je devrais, comme mes collègues, faire face. Déformation professionnelle, me direz- vous. Il n’empêche, je suis animé par la conviction que ma fonction m’oblige à cela ; bien plus, qu’elle prend tout son sens dans des moments tels que celui que nous vivons présentement. Passer mon temps à étudier avec vous les « beautés littéraires » serait vain si ce travail ne mettait pas en lumière la vertu première de la littérature : rendre intelligible la complexité d’un monde dans lequel nous sommes réduits à vivre en aveugle.
Cette tâche, croyez-moi, est loin d’être facile. C’est pour cela que j’ai senti le besoin de coucher ces quelques mots sur le papier, plutôt que de me prêter au jeu du débat en classe dont je pense qu’il aurait été ici peu constructif. Mon dessein n’est pas de vous convaincre de quoi que ce soit. Je ne me fais ici le défenseur d’aucune cause, d’aucune idéologie, d’aucune doctrine. Mon but se limite à ceci : vous inviter à penser aux causes de cette tuerie, à en imaginer les sinistres conséquences, à méditer enfin et surtout sur sa signification. Le vrai travail de réflexion auquel je vous convie ne peut ici guère qu’être ébauché. C’est bien sûr en dehors de la salle de classe et avec vos proches, vos amis, qu’il doit être poursuivi, mûri.
Le mot de « guerre » a été employé par les plus hautes instances du pouvoir exécutif et revient souvent dans la bouche des commentateurs et des journalistes. Et l’on ne saurait que leur donner raison. La France, vous le savez peut-être, est en effet engagée depuis plusieurs mois dans le conflit syrien contre le groupe terroriste Etat islamique, également nommé Daech, qui a revendiqué fièrement les attentats de vendredi. Ceux-ci s’apparentent donc à des représailles, commises sur notre sol, hors du théâtre des opérations, situé au Moyen-Orient, entre la Syrie et l’Irak. Les attentats de Paris s’inscrivent dans la logique d’un conflit de configuration mondiale et dans la continuité des nombreuses exactions commises par l’EI ou, ce qui revient au même, en son nom, en France et partout dans le monde : les assassinats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Casher de janvier dernier, les fusillades de Copenhague en février, la décapitation d’un chef d’entreprise en Isère et l’action menée par un « loup solitaire » à Sousse, en Tunisie, au mois de juin, l’épisode du Thalys du mois d’août, les attentats d’Ankara, l’explosion d’un avion transportant deux cents touristes russes, à Charm-el-Cheik, en Egypte, l’attaque menée contre un quartier chiite de Beyrouth, la capitale libanaise, en début de semaine dernière… la liste est loin d’être exhaustive. Je vous invite donc à replacer les évènements de vendredi dans ce contexte de guerre certes principalement menée en Syrie mais qui déborde très largement le cadre moyen-oriental. Cette guerre a aujourd’hui lieu sur notre sol, dans notre pays et peut toucher chacun d’entre nous.
Cette vérité peut déplaire. Elle est désagréable à entendre. Il nous faut néanmoins l’admettre sans délais et sans état d’âme. Ce serait faire trop d’honneur à ces criminels que vivre dans le déni et, pire encore, dans la peur. Ces actes abominables ne manqueront pas d’avoir des conséquences désastreuses sur nos vies. Leurs auteurs ont en cela presque gagné la partie. Je dis bien presque, attendez. Qui au moment de monter dans un RER ne pensera pas au pire ? Qui se rendra à présent dans un lieu public sans la moindre appréhension ? Qui pourra marcher dans les rues du Xe et du XIe arrondissement sans se dire : et si ça avait été moi ? Face à cette peur, ce poison qu’on essaye de disséminer dans le corps de notre société, il faut afficher notre insouciance, notre refus de lui céder. Il n’est pas de meilleur antidote à la peur que cet optimisme. Optimisme, insouciance… ces mots vous sembleront peut-être dénués de sens dans le moment que nous traversons. Nos esprits sont peut-être encore trop pleins de ces images de draps blancs sur les corps, de ces bruits secs de rafales de balles jusque là inconnus de Paris et des parisiens. Il faut pourtant les forcer, nos esprits, à voir plus loin. Agissons avec insouciance et l’insouciance reviendra d’elle-même. C’est celui-là, notre effort de guerre.
L’autre peur qu’il va nous falloir combattre, c’est la peur de l’autre. Il suffit de jeter un œil autour de vous, dans votre classe, pour vous rendre compte que la société française est multiculturelle. Un des objectifs des terroristes est de faire imploser ce modèle de société de l’intérieur en jetant parmi nous les germes de la discorde. L’amalgame entre islam et terrorisme qui conduit directement à l’islamophobie (littéralement : la peur de l’islam), c’est à eux que nous le devons. Les Français de confession musulmane sont les victimes collatérales de ces attentats, ne l’oublions pas. Il est fondamental pour vous d’échanger, de dialoguer pour apprendre à mieux vous connaître et désamorcer les malentendus, qui, souvent, sont vecteurs de haine.
Car, même si ces mots seront entendus par vous à maintes reprises dans les différents médias, il est urgent de rappeler que, malgré les revendications de ces criminels, la religion musulmane demeure totalement étrangère à ces actes. Plusieurs sourates du Coran le rappellent : la vie humaine est sacrée. Comment dès lors mêler la religion et Dieu lui-même à ces crimes ? Ce qu’il faut comprendre c’est que le discours religieux qui accompagne ces agissements n’est qu’un vernis, qu’un fard, destiné à leur donner une légitimité. La vérité de l’islam est ailleurs, et qui connaît cette religion n’en a que trop conscience. Dernière religion monothéiste, l’islam a donné naissance à une tradition spirituelle inouïe ainsi qu’à une brillante civilisation dont nous sommes, en Occident, aussi les héritiers.
Pour conclure, quelques mots touchant la signification profonde de ces attaques et de toutes les autres que j’ai énumérées. Ce qu’elles visent c’est l’idée de civilisation elle-même, et l’idée que celle-ci favorise l’épanouissement de la vie et de la beauté. Ces djihadistes sont animés de pulsions morbides qui les amènent à réduire à néant aveuglément les destins de personnes vivantes mais également la mémoire de nos civilisations. Souvenez-vous de la destruction du temple de Palmyre en Syrie, datant de l’époque romaine. C’était il y a quelques mois. Il faut être plongé dans un profond désespoir, souffrir d’une terrible maladie pour lutter avec autant d’acharnement en faveur du néant : il faut soi-même être une victime pour arriver à ne vouloir que la mort. Il y aurait aussi beaucoup à dire sur ce sujet.
Rassemblons donc nos forces pour éviter que ne se propage cette maladie. Continuons à mener cette guerre invisible, cette guerre toute spirituelle, cette guerre pacifique, cette guerre menée en faveur du règne de la joie et de la beauté ; cette guerre qui dans la religion musulmane, nous avons tendance à l’oublier, reçoit le nom de jihâd. Merci de m’avoir écouté.