1 déc. 2016

BEN et TV5 - Les mots

Langue française : la peur des mots, les mots de la peur
par Frantz Vaillant

Croissance négative, flexi-sécurité, décruter... une floraison de mots nouveaux remplace des expressions jugées trop négatives. Venues le plus souvent du champ politique, ces désignations nouvelles conquièrent la sphère journalistique et maquillent le sens premier, souvent plus brutal. À qui profite le crime ?

La révolution s'est opérée doucement. Ni odeur de poudre,  ni cri, ni bataille menée par aucun linguiste.
Insensiblement, des expressions inédites ont vu le jour.
Elles ont tout à coup désigné ce que l'on croyait pourtant bien connaître : la vie en société, la hiérarchie et ses règles etc.
 Il n'y a eu aucune résistance, aucun signal d'alerte. Le poison technocratique a été inoculé dans le langage courant pour brouiller les pistes et ringardiser nos référents habituels.
Le but de la manœuvre (non avouée) est simple : raboter les angles pour nous faire admettre une réalité parfois désagréable.  L'opium sémantique s'est propagé.   L'accoutumance a suivi.
(...)
On ne vire plus, on "décrute" !
Mais il faut citer des exemples.
Ainsi, les chefs du personnels n'existent plus.
Depuis quelque temps déjà, il faut employer à leur sujet l'expression "Directeur des ressources humaines". Le mot "personnel", lui-même, tombe en désuétude. On lui préfère "collaborateur", esprit d'équipe oblige !  Et si le collaborateur ne fait plus l'affaire ? Eh bien,  on ne va ni le virer, ni le renvoyer mais... le décruter ! Si, si, le verbe existe ! Et ce n'est pas la faute à la récession, le vilain mot, mais à la "croissance négative" ! Nuance.
Dans le cas d'un licenciement collectif, l'annonce au personnel, pardon, aux collaborateurs, évoquera "un plan de sauvegarde de l'emploi" (avec son inévitable "plan social" pour évoquer les personnes licenciées).
La "fragilisation" (qui inclu des horaires décalés et son lot de corvéabilités) a donné naissance à la "flexi-sécurité". Et qu'est ce que la flexibilité sinon la précarisation ? Ne parlez plus de grève, le vilain mot,  mais de mouvement social.
Dans les supermarchés, depuis longtemps, il n'y a plus de caissières mais des "hôtesses de caisse". De même si on cherchait un balayeur dans les rues des villes, on ne trouverait que des "techniciens de surface". Plus chic. La paye reste la même.
(...)
Les pudeurs télévisuelles
Les journaux télévisés représentent un mine inépuisable de ces pudeurs linguistiques et "proprètes" qui, à terme, finissent par dévitaliser le langage.
Les mots de la guerre pour évoquer un conflit meurtrier ont subi une sorte de javélisation. Pour ne pas indisposer la digestion du téléspectateur ?
Terminé les cadavres dans les rues, les enfants déchiquetés. Nous entendons, à la place,  les expressions "frappes chirurgicales" et "dégâts collatéraux". Les victimes respirent.
Si des violences éclatent dans telle ou telle cité, le journaliste évoquera non pas "une banlieue de l’immigration" mais davantage un "quartier populaire". Les pauvres se nomment à présent les précaires.
L'échec scolaire a été banni du langage. Les parents de cancre peuvent relever la tête : on parle désormais de "réussite différée".
Si un chômeur tourne mal alors qu'il a déjà été condamné, ce voyou notoire sera "un individu défavorablement connu de la justice ou de la police".
Une personne issue de la diversité est quelqu'un visiblement issu de l’immigration.
Continuons la démonstration.
Les vieux et autres personnes âgées n'ont plus droit de cité, ou presque, dans les commentaires. Place aux "séniors"  !
Les handicapés, ça bouge,  sont des "personnes à mobilité réduite" et les aveugles sont devenus des "non-voyants". On y voit plus clair.
Bonne nouvelle, la France a perdu ses chômeurs ! Qu'on se rassure,  on les a retrouvé en qualité de  "demandeurs d'emplois" et "prospecteurs d’emploi ". Hélas, les courbes statistiques restent intactes.

Faut-il encore signaler ces pléonasmes  qui perturbent nos esprits ?
Combien de temps encore entendrons nous "la démocratie participative", le "lien social" ou encore "la solidarité active" ? Et l' agriculture biologique ! (toute agriculture, à la base, est biologique).  De même, on désigne agriculture conventionnelle ce qui est, en réalité, une agriculture chimique. Et, à trop ingérer ces cochonneries, si une grave maladie se déclare, le malade se consolera en se disant qu'il souffre non pas d'un cancer, mais d'une "affection de longue durée".

Georges Orwell, créateur de la novlangue
D'où viennent ces modifications que l'on a du mal à considérer comme une évolution positive puisque ces mots, in fine, formatent nos esprits et rabotent   notre sens critique ?
Il faut remonter en 1949, année de publication du roman d'anticipation, "1984"signé George Orwell.  Le romancier y invente la "novlangue".
La "novlangue" ? L'encyclopédie en ligne Wikipédia en donne cette  définition : "Le principe est simple, plus on diminue le nombre de mots d'une langue, plus on diminue le nombre de concepts avec lesquels les gens peuvent réfléchir, plus on réduit les finesses du langage, moins les gens sont capables de réfléchir, et plus ils raisonnent à l'affect. La mauvaise maîtrise de la langue rend ainsi les gens stupides et dépendants. Ils deviennent des sujets aisément manipulables par les médias de masse tels que la télévision."
Plus de pensée, plus d'objection et donc plus de contestation !
(...)
La novlangue ? Pour Michel  Geoffroy, co auteur avec Jean-Yves Le Gallou de " Dictionnaire de Novlangue" (Editions  Via Romana), elle n'est rien d'autre qu'un  " bobard permanent qui exprime l’emprise du politiquement correct sur notre société. Dépister la novlangue constitue donc une œuvre de salubrité et contribue à rétablir une liberté essentielle : la liberté de pensée ".

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